02.03.2010

Cristallisation secrète - Yoko Ogawa

cristallisation-ogawa-158x300.jpgSur une île, les choses disparaissent petit à petit, au fil des décisions d’une mystérieuse autorité. Les choses, les êtres vivants s’effacent, et avec eux les émotions, et les souvenirs qui y sont liés. Restent quelques uns dont la mémoire résiste et qui sont traqués. Reste une résistance quotidienne et peut-être illusoire à ces disparitions que certains tentent de tenir. Mais quel espoir reste-t-il quand un matin c’est votre corps même qui commence à s’effacer ?

Yoko Ogawa est une grande plume et elle le confirme de romans en romans. Loin de la veine de La marche de Mina, ou même de La chambre hexagonale, elle a décidé, cette fois-ci, d’explorer les arcanes des tyrannies en un récit angoissant et parfois même étouffant aux accents fantastiques. La voix de la narratrice raconte les disparitions progressives, et surtout, avec une sorte de résignation, l’effacement des souvenirs, des goûts, des émotions associés aux choses et aux êtres. Ce sont les objets du quotidien dont on apprend à se passer, ce sont les oiseaux qui cessent de chanter et de traverser le ciel de l’île, ce sont les fleurs qui s’évanouissent, puis les photographies, puis la capacité à se souvenir. A chaque disparition un nouvel équilibre se crée et le cœur des hommes se creuse un peu plus. Ce processus, acceptation, rééquilibrage, Yoko Ogawa excelle à le faire percevoir ce processus à son lecteur.

Mais si elle semble se résigner, son héroïne réfléchit, s’angoisse, résiste à sa manière, suivant l’exemple de sa mère disparue pour avoir conservé les objets interdits et disparus. Parce qu’elle a conscience de la stérilité qui menace la société dans laquelle elle vit et qu'elle écrit, qu'elle lit, qu'elle se souvient des objets merveilleux que lui montrait sa mère.

« Si on ne peut pas boucher les trous des disparitions, l’île va finir par être pleine de cavités. »

Sur cette île, dont on ne saura pas où elle se trouve, s'exerce un pouvoir qui présente toutes les caractéristiques du totalitarisme: la fermeture au monde extérieure, l’élimination de tout ce qui est ressenti comme une menace, à commencer par ceux qui ne rentrent pas dans le cadre et en finissant par se retourner par l’ensemble des individus constituant la société, dans une logique absurde et glaçante, le contrôle de ce qui est pensé, ressenti... Yoko Ogawa crée un univers d'autant plus terrifiant que l'on parvient pas à en comprendre la logique. On se demande à chaque page quelle est la logique de ce pouvoir qui s’exerce : aucune sans doute, ou en tout cas le lecteur n’en aura pas connaissance. Après tout, cela n’a pas d’importance. Quelques soient les raisons, le résultat est le même.A l'image des totalitarismes qui se détruisent eux-mêmes en détruisant l’objet de leur domination dans un fonctionnement certes cohérent mais profondément absurde. Tout y est, et surtout les mécanismes de contrôle qui sont au centre du récit : les arrestations, les contrôles arbitraires et terrifiants, le mystère entretenu sur le sort de ceux qui sont arrêtés, l’utilisation de la génétique et des techniques qui en sont dérivées. C'est effrayant parce qu’inscrit dans une réalité qui est historique, mais qui est aussi la notre aujourd’hui et parce que Yoko Ogawa ne se contente pas de décrypter un fonctionnement administratif et politique. Elle explore aussi cet aspect de la nature humaine qui pousse à tout accepter pour survivre, à plier l’échine, voire à participer activement.

A côté de cela, il est question du rôle de l’art et des artistes dans la résistance, de l’importance des mots. La narratrice est un écrivain qui raconte des histoires de disparitions, autour d’elle un éditeur, le fantôme de sa mère sculptrice… Dans leur quotidien, il y a les bibliothèques désertées, les librairies exsangues, la mort de l’art et donc de la capacité de réflechir sur le monde, de s'interroger, de ressentir. Yoko Ogawa ponctue son récit d’extraits du roman qu’est en train d’écrire la narratrice, récit tout aussi terrifiant que ce qui se déroule sur l’île. Une jeune femme perd sa voix, volée par un homme qui en fait ainsi un objet qu’il peut contrôler.

« Savez-vous que si l’on sectionne ses antennes, un insecte se tient aussitôt tranquille ? Effrayé, il reste tapis et finit même par ne plus se nourrir. »

La résonance avec le quotidien de l’île est évidente et joue parfaitement son rôle de contrepoint. Petit à petit, tout ce qui fait qu’un être humain est un être humain est effacé : mots, mémoire, émotions, mots qui traduisent et permettent de communiquer, livres et objets qui conservent la mémoire de ce qui a été. Mémoire qui est un des thèmes centraux du texte dans son importance, ses troubles, sa disparition.

« Mes souvenirs ne sont jamais détruits définitivement comme s’ils avaient été déracinés. Même s’ils ont l’air d’avoir disparu, il en reste des réminiscence quelque part. Comme des petites graines. Si la pluie vient à tomber dessus, elles germent à nouveau. Et en plus, même si les souvenirs ne sont plu là, il arrive que le cœur en garde quelque chose. Un tremblement, une larme, vous voyer ?

Il parlait en choisissant soigneusement ses mots. Comme si, avant de les prononcer, il pesait un à un sur sa langue ceux qui lui venaient à l’esprit.

- J’imagine parfois ce qu’il adviendrait si je pouvais prendre votre cœur entre mes mains pour l’observer, ai-je dit. Il tiendrait tout juste sur ma paume et aurait un peu la consistance de gélatine mal prise. Il menacerait de s’effondrer à la moindre manipulation brutale, mais glisserait et tomberait si je ne le serrais pas suffisamment fort, de sorte que je tendrais prudemment les mains. Une autre particularité importante serait sa tiédeur. Puisqu’il aurait été dissimulé quelque part au fond du corps, il serait un peu plus chaud que la normale. Je fermerais les yeux pour apprécier sa tiédeur qui émanerait de partout. Alors, la sensation des choses perdues reviendrait petit à petit. Je pourrais sentir sur ma paume les souvenirs qui sont restés en vous. Vous ne trouvez pas que ce serait merveilleux ?

- Vous avez envie de vous rappeler les choses perdues ? Questionna-t-il à son tour.

- Je ne sais pas très bien, répondis-je franchement. Parce que je ne sais même pas ce qu’il vaudrait mieux que je me remémore. Les disparitions sont totales. Il n’en reste même pas de graine. Il ne reste plus qu’à essayer de s’en sortir au mieux avec un cœur desséché, plein de lacunes. C’est pourquoi j’aspire à cette sensation gélatineuse. A ce cœur qui offre une certaine résistance, qui donne la fausse impression de laisser voir son intérieur en transparence, qui lorsqu’on l’xpose à la lumière, prend toutes sortes d’expressions différentes. »

Ces récits imbriqués, miroirs l’un de l’autre sont une superbe parabole de l’effet des dictatures, tyrannies, totalitarismes. Ils sont aussi une très belle réflexion sur ce qui fait l’humanité et les conséquences de la disparition de cela. Yoko Ogawa livre un roman terrifiant, porté par ce style à la fois distant et totalement impliqué qui est le sien qui touche au cœur et par ces personnages si vivants et attachants qu’elle sait faire vivre. Il y a à la fois la douceur et la tendresse de la vie quotidienne, des liens affectifs et amicaux, et l’horreur pleine et entière au détour d’une rue ou d’une minute écoulée. Elle réussit le tour de force d’accorder à la perfection un réalisme cru, une poésie intense et un univers onirique et fantastique affirmé. Tout simplement un grand roman et un coup de cœur.

L'avis d'Emeraude.

 

Yoko Ogawa, Cristallisation secrète, Actes Sud, 2009, 341 p. 5/5

24.05.2009

Barococo

Barococo de Yû NAGASHIMA

 

Un employé temporaire, une boutique d'antiquité au nom étrange, un petit monde qui se croise, se déchire et se réconcilie... La vie comme elle va à Tokyo au gré du cri du goéland à queue noire.

Oui je sais, ça ne vous avance pas beaucoup. A ma décharge, il est difficile, voire impossible de résumer Barococo par le fil linéaire d'une histoire. J'ai un peu pensé à Hiromi Kawakami en lisant ce roman japonais lauréat du prix Kenzaburo Oé en 2007 (prix créé en 2005 par une grande maison d'édition japonaise pour promouvoir la littérature japonaise à l'étranger; le livre du lauréat est traduit en français, en anglais et en allemand). On est devant des tranches de vie qui se suivent avec des ellipses ou pas. On voit se dessiner au fil des pages la vie d'un petit groupe d'hommes et de femmes. Rien de neuf, rien d'original: disputes, amitiés naissantes, mariages, cadeaux, escapades, petites bizarreries. Le quotidien tout bête. On le voit se dérouler au travers du regard presque entomologique et parfois humoristique que porte le petit employé de la boutique. Velléitaire, un peu mou, on est loin du héros!

Pour ma part, j'apprécie cette littérature japonaise, détachée, presque froide, et pourtant attachante. Je l'aime d'autant plus qu'elle révèle souvent des facettes du Japon plutôt méconnues: on est loin de l'image de ce Japon où le travail et la dignité sont des vertues centrales, où la jeunesse exorcise la pression qui repose sur elle dans les excès vestimentaires. On est loin aussi du tableau glaçant qu'en dresse Ryu Murakami. Ou du monde étrange de Haruki Murakami. Un homme qui vit de petits boulots, une femme en mal d'enfant qui passe son permis de conduire un deux roues, un antiquaire aux réactions étranges, une étudiante en art qui fabrique des boites en bois, un grand-père très vieux Japon, une française fan de sumo, tout ce petit monde se croise et évolue dans un petit quartier résidentiel. A y repenser a posteriori, je n'en garderai pas un souvenir palpitant et prégnant, et je ne trouve guère de choses à ajouter mais j'ai passé un excellent moment en compagnie de cette petite troupe.

 

Yû Nagashima, Barococo, Ed. Philippe Picquier, 2009, 3/5

26.04.2009

Le château de Yodo

Tchatcha est une princesse, fille du seigneur d'un clan puissant, nièce de nobunaga, maître du Japon, concubine de Hideyoshi son successeur. Pourtant, c'est par trois fois qu'elle verra le château où elle vit détruit et les membres de sa famille contraints au suicide pour l'honneur; Son malheur, appartenir, chaque fois au camp des perdants.

 

Un peu comme dans Le sabre des Takeda, Yasushi Inoué choisit une époque charnière de l'histoire du Japon: le temps où les daïmyos vont devoir apprendre à prêter allégeance, le temps où quelques hommes vont lutter pour l'unification du Japon. Batailles, meurtres, duels, châteaux assiégés et incendiés, suicides, otages, tous les ingrédients d'une fresque historique d'envergure sont réunis. Pourtant, ce ne sont pas les batailles qui intéressent le plus Inoué. Son récit, il le centre sur un personnage féminin, Tchatcha, et sur son destin de femme noble, qui se voit devenir une pièce dans des luttes politiques et amoureuses qu'elle ne maîtrise pas. Ne nous y trompons pas, Tchatcha n'est pas une victime: tour à tour capricieuse, versatile, courageuse, intrigante, amoureuse, mère, soeur, elle lutte toujours, espère malgré les événements qui se retournent contre elle. C'est un drôle de personnage, une femme forte mais faillible, antipathique mais attachante, impavide mais passionnée. Bridée aussi par le carcan de traditions qu'elle ne parvient pas à abandonner derrière elle. Trop consciente de son statut, de son sang et de ses droits, elle ne peut faire face à un monde qui change et dont les traditions vont bientôt se trouver bouleversées par une nouvelle donne politique. Inoué lui donne une profondeur psychologique rare, et en fait à bien des égards le sujet du roman. Il démontre en tout cas son immense talent et sa profonde connaissance de la nature humaine.

Epique, Le chateau de Yodo est une véritable fresque, passionnante à bien des égards: tableau du mode de vie de l'aristocratie, des traditions guerrières, récit des années de la réunification et des trahisons. Par sa manière de décrire ses personnages et leurs pensées, les paysages dans lesquels ils évoluent, Inoué rend ce Japon de la fin de l'époque médiéval plus proche, presque intime. C'est beau, c'est parfois poétique, et malgré la multitude de personnages et de faits, il parvient à ne jamais perdre le lecteur. Une gageure quand on pense à la complexité de la politique et des liens familiaux de l'époque!

C'est à mon sens une excellente manière d'en apprendre un peu plus sur le Japon sans s'ennuyer et un beau portrait de femme à côté duquel il serait dommage de passer!

 

L'avis de Codotusylv.

 

Yashusi Inoué, Le château de Yodo, Ed. Picquier, 1999, 4/5

08.04.2009

Les années douces

 

Dans un bar qu'elle fréquente de temps en temps, Tsukiko retrouve par hasard son professeur de japonais du lycée. La célibataire endurcie et le veuf solitaire vont se croiser, se rencontrer, et de fil en aiguille, une relation étrange et douce va se nouer entre eux.

Les années douces n'est pas à proprement parler un roman. C'est par petites touches, en 22 tranches de vie qu'Hiromi Kawakami raconte les retrouvailles, les discussions, les disputes, les bouderies et la vie si banale et pourtant unique de ses deux personnages. De fait, il ne se passe pas grand chose: une balade en montagne à la recherche de champignons, un saké siroté à deux en picorant les mêmes petits plats, des réflexions sur la meilleure manière de verser la bière, une exposition de théières de voyage, un pique-nique sous les cerisiers en fleur, un amour qui naît... Juste les petites choses de la vie quotidienne et une jolie réflexion sur la solitude et l'amour. Tsukiko est célibataire, solitaire et s'en trouve bien. Le Maître ne semble pas souffrir de sa vie isolée. Mais petit à petit, ils vont permettre à l'autre d'entrer dans leur petit monde, au risque de souffrir, au risque de la perte. Parce que la vie est plus belle quand on partage, malgré l'agaçement et les chamailleries. L'air de rien, avec son écriture fine, poétique et pudique, Hiromi Kawakami instille la douceur, la mélancolie, le bonheur, et on prend plaisir à suivre le chemin de Tsukiko et de son amour.

On aperçoit au détour d'une phrase, d'une situation le Japon contemporain, toile de fond toujours dépaysante et fascinante. Et comme pour ajouter au charme de l'ensemble, nos deux héros passent un temps certain à boire et manger des choses qui ont l'air absolument délicieuses: tofu chaud et froid, soupes miso et autres gourmandises émaillent les pages et donnent une furieuse envie de s'en aller faire un tour du côté de la cuisine japonaise.

 

Un des romans préférés de Yueyin, l'avis de Katell, de Papillon, ...

 

Hiromi Kawakami, Les années douces, Picquier, 2005, 283 p., 4/5

01.02.2009

Le sabre des Takeda

Japon, époque des Guerres des Provinces, 16e siècle. Yamamot Kensuke, nain, borgne et boiteux va devenir le stratège génial du Tigre de Kai, le seigneur Takeda Harunobu Shingen et mener le clan Takeda de victoires en victoires. Vénérant son seigneur et sa concubine, Yubu au caractère aussi vif que sa beauté, il est soutenu par le rêve fou d'unifier le Japon. C'est la vie de ce personnage hors du commun que conte Yasushi Inoué.

Me plonger dans un roman de Yasushi Inoué est un plaisir que je m'offre de temps à autre. Il me reste encore beaucoup de ses oeuvres à découvrir, chose que je savoure à sa juste valeur. La quatrième de couverture et la couverture m'avait préparée à une ambiance assez différente de celle découverte dans Le maître de thé et Le fusil de chasse. Je n'ai pas été déçue.

Le sabre des Takeda un roman d'amour, un roman de vengeance, un roman de guerre, et un roman historique. Tout ça à la fois, promis, juré! Fil conducteur et principal héros du récit de Yasushi Inoué, Yamamoto Kensuke a réellement existé et reste un des personnages les plus mystérieux de l'histoire japonaise: jusqu'à la découverte d'une lettre mentionnant son nom, les historiens doutaient de son existence même. Il n'était qu'un des personnages des annales du clan Takeda, un homme dont les prouesses étaient louées. Le mystère qui entoure ce personnage est ce qui a permis à Yasushi Inoué de se l'approprier et de lui donner vie sous les traits d'un être difforme, dont l'intelligence et le génie tactique vont lui permettre de s'élever à un haut rang. Rônin (samouraï sans maître), Kensuke va s'introduire auprès de Takeda par la ruse, et révéler petit à petit son génie, mais aussi ses failles et ses doutes. L'amour profond qu'il éprouve pour dame Yubu dont la beauté l'éblouit, la loyauté dont il fait preuve envers l'homme qui a su le regarder franchement malgré sa laideur vont guider ses actes dans un Japon déchiré par des guerres incessantes. Pour tout dire, c'est un personnage extraordinaire.

J'ai aussi beaucoup aimé le personnage de dame Yubu, et la manière dont l'univers des femmes japonaises nobles se dessine en filigrane du récit. Dame Yubu, fille d'un seigneur vaincue, qui a refusé de se suicider comme l'honneur lui commandait va devenir la concubine du seigneur Takeda, position dangereuse s'il en est. Haïe par l'épouse légitime, mère d'un fils qui ne sera jamais au plus haut rang, elle hait et adore à la fois l'homme qui a fait d'elle moins qu'une épouse.

Chacun des trois personnages principaux lutte à sa manière pour vivre, continuer quelqu'en soit le prix, porté chacun par un rêve. Kensuke l'unification du Japon, Takeda le pouvoir, Yubu l'avenir de son fils. En fait, Inoué brosse une fresque historique, mais il fait des seigneurs, généraux et autres guerriers des personnages humains et non plus des ombres chinoises. Takeda, le farouche et génial chef de clan est aussi un jeune homme dépassé par le vieux stratège qui le couve comme une poule son oeuf, et qui se laisse embobiner par les manigances de sa concubine quand il ne se laisse pas dicter sa stratégie par le contenu de sa culotte. Cela lui donne des côtés exaspérants, attendrissants et drôle. Il en va de même pour Kansuke, qui désespère parfois devant les frasques de ses protégés, se laisse aller à une tendresse bougonne ou à un enthousiasme digne d'un jeune homme. Une chose est certaine, on s'attache à eux.

Le roman vaut également pour la description qui est faite du Japon du 16e siècle. L'univers des seigneurs de guerre et des samouraïs, les luttes de pouvoir entre clans, le poids de la religion, les stratégies matrimoniales et les règles du bushido forment un tout passionnant. C'est un monde impitoyable qui se dessine sous les yeux du lecteur, ou chaque bataille gagnée ouvre sur un nouveau combat, ou les ennemis abattus ne cessent d'être un danger que quand ils sont morts.

 Tout cela m'a donné envie de retourner vers les films de Kurosawa. Et je crois que je ne vais pas me priver!

 

Yasushi Inoué, Le sabre des Takeda, Picquier, 2006, 4/5

21.12.2008

Les belles endormies

 

Une auberge étrange dans laquelle des vieillards viennent passer la nuit auprès de jeunes femmes endormies sous l'effet d'un puissant somnifère. Pour l'un de ces vieils hommes, Eguchi, ces nuits sont un moyen de se souvenir et de méditer sur la mort et la vieillesse. 

Les belles endomies est considéré comme le chef-d'oeuvre de Yasunari Kawabata, ce que je serais bien en peine de contester, faute d'avoir lu toutes les oeuvres du Nobel de littérature 1968. Reste la fascination qu'exerce ce court roman jusque dans la répétition des événements, des gestes, des mots et des pensées de son personnage principal, Eguchi. Pour ce vieil esthète et amoureux des femmes, les nuits passées auprès de ces étranges prostituées sont l'occasion de méditer sur la vieillesse dans tous ses aspects, sur la déshumanisation qu'elle provoque. Les hommes qui fréquentent l'auberge la voient comme un moyen d'approcher sans honte ni remords ce que la vieillesse leur interdit: la beauté, la vitalité. En quelque sorte, ils se conduisent comme des vampires profitant de la jeunesse, aspirant les forces des jeunes femmes endormies par un puissant somnifère. Eguchi, lui, tout en fréquentant la chambre aux tentures de velours rouge, refuse de céder à cette tentation. Il médite, lutte contre ses désirs et ses pulsions de violence, se remémore les aventures charnelles de sa jeunesse, les événements qui ont marqué sa vie d'époux et de père.

Si lui est encore capable de désir et d'assouvissement de ce désir, les autres vieillards ne le sont plus. Ils sont réduits à faire de leurs proies des objets inanimés sur lesquels projeter un désir sans issue, des mortes. C'est en tout cas, ce que nous dit Eguchi de ces autres vieillards. Ne viennent-ils effectivement que pour assouvir leurs pulsions, ou ressent-ils les mêmes sensations qu'Eguchi, soigneusement dissimulées sous le voile de conversations lubriques? Cela le lecteur ne le saura pas. Peut-être le mépris que ressent Eguchi pour eux n'est-il que celui qu'il ressent pour lui-même et ce qu'il sait qu'il va devenir.

A toutes les pages, c'est un long cri d'admiration pour la beauté des femmes que livre Kawabata, beauté physique de la jeunesse, certes, mais aussi de l'esprit. Et prise de conscience de l'aliénation que les hommes font peser sur elles. Face aux belles endormies, Eguchi se souvient de toutes les femmes qui l'ont forgé: mère, épouse, amantes, filles, encore si vivantes pour lui que la simple texture d'une peau, une simple odeur les refont vivre en lui. En leur faisant face, Eguchi se prépare à faire face à sa mort. Et ressent toute la frustration de l'absence de communication possible, seul moyen d'établir une relation véritable.

 

C'est un roman étrange, fascinant, sensuel, qui trotte longtemps en tête.

L'avis d'Allie, de Bartelby, de Praline, de Dominique.

Yasuniari Kawabata, Les belles endormies, Le livre de poche, coll. Biblio 4/5

05.11.2008

Les dames de Kimoto

Quatres générations de femmes japonaises, quatre destins et l'évolution de la condition féminine au Japon de la fin du 19e siècle à l'après Seconde guerre mondiale. Toyono la grand-mère qui incarne la tradition, Hana sa petite-fille déchirée entre tradition et modernité, Fumio sa fille résolument tournée vers le monde moderne, et Hanako qui, enfin, parvient à conjuguer tradition et modernité dans une certaine sérénité.

 Sawako Ariyoshi, décédée en 1984 est très connue au Japon pour ses romans, ses nouvelles, des pièces de théâtre qui racontent la condition féminine au Japon. Elle a souvent été comparée à Simone de Beauvoir. Comme, je l'avoue sans fard, je ne connais l'oeuvre de Simone de Beauvoir que par oui-dire, ne vous attendez pas à une comparaison circonstanciée entre ces deux auteurs! Tout ce que je vais pouvoir faire est vous parler de cette merveilleuse chronique familiale.

 Le monde que décrit Sawako Ariyoshi est un monde en mutation. Ce pourrait être celui des paysans, celui de la classe moyenne, c'est celui de familles riches, propriétaires de terres ou de commerces, descendants de samouraïs parfois. Un monde luxueux, régi par des codes précis, contraignants où, traditionnellement, les femmes quittent leur famille le jour de leur mariage avec un homme qu'elles n'ont souvent jamais rencontrés. Un monde où leur statut dépendra de celui de leur époux, aîné ou cadet de la famille, de leur bonne éducation et de leur sens de l'honneur. Un monde qui commence à se déliter avec l'ouverture du Japon aux étrangers. 

Ce monde est celui de Toyono la grand-mère. Déjà, Hana, qu'elle a élevée et à qui elle a fait donner une éducation bien plus poussée que la normale, tout en respectant le code de conduite de l'épouse japonaise traditionnelle, se confronte au féminisme naissant. C'est un personnage ambigu Hana. Tout comme Toyono d'ailleurs. Loin de l'image de la femme et de l'épouse soumise, silencieuse, elles sont toutes deux des femmes de têtes, dirigeant leur petit monde d'une main d'autant plus ferme qu'elle est enveloppée de soie et subtile. Elles ne sont pas esclaves, mais se sont mises au service d'un idéal, de leur idéal, celui de l'Epouse.  Cela, Hana le proclame jusque dans les pages d'une revue féministe: "Le texte lui-même, dans une prose fleurie, relatait la vie d'une femme qui, ayant la conviction de porter en elle l'esprit de la famille traditionnelle, estimait de son devoir de consacrer son existence à devenir l'esclave, en même temps que l'élément indispensable de la famille dans laquelle elle entrait par le mariage."  Et son existence prend fin quand se termine celle de son mari: "Elle n'avait jamais juré que par Keisaku et elle ne voulait pas lui survivre dans le monde qu'il s'était forgé. Elle ne pouvait pas accepter de devenir une de ces femmes des temps nouveaux qui prétendaient s'affirme. Accomplir quelque chose par elle-même au lieu de tenir son pouvoir du fait qu'elle était dans l'ombre de son mari lui paraissait aller contre toutes les vertus féminines auxquelles elle croyait si fermement. [...] D'après elle une femme, même forte et intelligente, qui n'avait pas d'homme au côté duquel se tenir était inévitablement condamnée."

Sorte de personnage de transition entre deux mondes, elle est déchirée entre une indépendance possible mais qui heurte toutes ses convictions et un univers rassurant dont elle maîtrise les ressorts. Le changement arrive par sa première fille, Fumio la rebelle qui affirme ses opinions politiques, part faire ses études seule à Tokyo, épouse l'homme de son choix, refuse les vêtements traditionnels. Sa force de caractère, elle la tient de sa mère et de sa grand-mère, mais l'utilise différemment. Le propos du roman est finalement de montrer comment deux femmes si semblables peuvent ne pas se comprendre: chacune s'enferme dans une forme d'extrémisme, incapable de voir ce que l'autre peut lui apporter. C'est toute la confrontation entre tradition et modernité qui se révèle à travers les relations de la mère et de la fille. Avec la possibilité, à la quatrième génération de parvenir à concilier deux mondes, héritage et avenir.

C'est donc cette évolution de mère en fille que décrit Sawako Ariyoshi, l'inéluctable changement du monde, à l'image de ce fleuve que descend Hana le jour de son mariage. Ce fleuve que les mariées ne doivent pas remonter sous peine de mourir. C'est, quand y pense une belle métaphore. Le fleuve comme image de l'évolution, d'une force contre laquelle on ne peut aller sous peine de tout y perdre. Ni Toyono, ni Hana, ni Fumio n'ont finalement le choix de ce qu'elles sont. Elles vivent avec les armes que leurs ont donné leur éducation et leurs convictions. Et tout le roman est à l'image de cette métaphore; poétique, évocateur, profond. Profond parce que ses personnages le sont, parce qu'au delà de la condition féminine, il y est question de politique, de société, de guerre, de diplomatie. On peut s'y perdre, s'ennuyer parfois, mais on ne peut abandonner tant il y a à prendre et apprendre au fil des pages sur un Japon complexe et sur les être humains.

 

Sawako Ariyoshi, Les dames de Kimoto, Bibliothèque cosmopolite, Stock, 1991, 283 p.

 

09.04.2008

Tristesse et beauté

 

Arrivé à la cinquantaine, Oki décide d’aller écouter les cloches du nouvel an sonner à Kyoto. Là-bas vit Otoko, celle qui, à l’âge de 16 ans, a été sa maîtresse. Devenue un peintre renommé, celle-ci vit seule avec une élève, Keiko. Une élève diaboliquement belle. Une élève qui va décider de venger ce qu’a subit son maître quand bien même, celle-ci ne le désirerait pas.

 

Tristesse et beauté est un roman étrange et envoûtant. Etrange par l’histoire qu’il raconte. Envoûtant pas l’atmosphère qui s’en dégage, faite de tensions, de non-dits, de regards échangés, d’une certaine étrangeté qui s’installe petit à petit.

Dans cette dernière œuvre publiée avant sa mort, Yasunari Kawabata mêle plusieurs thèmes.

Le premier, le plus simple à percevoir est sans nul doute celui de l’amour. Ou plutôt des formes diverses que prend l’amour.

Il y a l’amour d’Oki pour la jeune Otoko, l’amour d’un trentenaire pour une jeune adolescente. Un amour fou, violent qui va presque mener la jeune femme à la folie et qui n’est pas mort vingt ans plus tard, malgré la séparation.

Il y a l’amour (ou la haine) conjugal, fait de trahisons, de renoncements, et d’un attachement né de l’habitude que partagent Oki et sa femme légitime.

Il y a l’amour maternel : celui de la mère d’Otoko pour sa fille, celui de la femme d’Oki pour son fils.

 Et surtout, il y a l’amour que partagent Keiko et Otoko. Un amour qui dépasse d’autant plus les convenances qu’il lie un maître et son élève, deux femmes, deux artistes.

Keiko est une jeune femme de 19 ans, pleine d’absolue et d’amour. Sa décision de venger l’outrage fait à Otoko par Oki lorsqu’il l’a quittée alors qu’elle venait de perdre l’enfant qu’il lui avait fait est irrévocable. Irrévocable mais bien difficile à comprendre. Est-ce par jalousie parce qu’elle sait au fond d’elle même qu’Otoko aime toujours Oki ? Est-ce par jeu ? Est-ce pour vérifier sa force morale ? Sa démarche, pour absurde qu’elle paraisse lui est essentielle. C’est un personnage difficile à cerner, à comprendre. Chacune de ses réponses, chacun de ses actes font sens et en même temps lui permettent d’échapper à toute tentative de compréhension. Elle joue avec ceux qui l’entourent comme avec des marionnettes apparemment, mais en même temps, elle apparaît comme fragile, dépendante. Elle est beaucoup plus troublante qu’Otoko, la plus âgée, l’initiatrice de leurs amours saphiques. Celle-ci a atteint une forme de renoncement, de sérénité qui la voir préserver son amour de jeunesse, son amour pour sa mère en les transcendant dans sa peinture et dans une vie en retrait du monde. A travers elles, ce sont aussi deux Japon qui apparaissent, l’ancien et le nouveau. Deux âges de la vie.

Par petites touches, par des mots, des attitudes, des regards, se dessinent les relations complexes qui lient les personnages. C’est d’ailleurs parfois assez difficile à appréhender pour le lecteur. Il faut creuser, chercher à comprendre soi-même ce qui n’est jamais expliquer. Pas de motifs aux actes, ou très peu. Juste des faits. Cette manière de rester en surface peut être déstabilisante, mais lorsqu’on s’y habitue, on commence à percevoir la richesse que recèle cette manière d’écrire, de décrire.

Mais ce que j’ai apprécié par-dessus tout dans ce roman est l’art des descriptions, parfois poétiques, parfois lourdes des tensions et des lignes de forces qui lient les personnages. Quand au détour d’une page on tombe sur ces lignes magiques, on respire soudain, et on voit se matérialiser un paysage, un visage.

« Dans le jardin du Temple des Mousses un camélia rouge était tombé sur la mousse d’un vert éclatant, jonché de petites andrômèdes blanches. Le camélia tournait sa corolle vers le haut, comme s’il avait fleuri sur la mousse. Et dans le jardin du Ryôkan-Ji, les pierres que la pluie avait mouillées miroitaient chacune à sa manière. »

C’est à travers cela que l’art naît. La peinture d’Otoko, celle de Keiko aussi, et les phrases d’Oki. Tristesse et Beauté est aussi une réflexion sur l’art, sur l’inspiration. Sur la manière de traduire une vie intérieure pour la donner à voir au monde. Sur la pérennité qu’offre l’art à l’amour, à la vie, au beau et au laid.

Ce roman de Kawabata est d’une telle richesse qu’elle est difficile à appréhender en une seule lecture. J’en retiens la complexité, la beauté mélancolique, et aussi la hardiesse. Car s’il y a beaucoup de non-dits, les corps parlent, et les étreintes ne sont pas passées sous silence, qu’elles soient hétérosexuelles ou homosexuelles. Sans vulgarité aucune. 

 

Une belle lecture.

 

 

L'avis de Papillon.

 

Yasunari Kawabata, Tristesse et beauté, Livre de poche, 1996, 190 p.

 

20.03.2008

De l'hippopotame nain

 
 
A l’âge de 12 ans, Tomoko va faire un séjour d’une année chez son oncle et sa tante. Là, l’adolescente va découvrir un monde bien différent de ce qu’elle connaît. Une belle maison dans la montagne, une grand-mère allemande, un oncle d’une grande beauté, une tante qui boit en cachette, Mina sa cousine asthmatique qui collectionne les boites d’allumettes, et Pochiko l’hippopotame nain.
 
Avec La marche de Mina, Yoko Ogawa poursuit dans la veine de La formule préférée du professeur. C’est donc un roman plus tendre plus doux que ce à quoi elle a habitué son lectorat ! En fait, pour être franche, c’est une petite merveille. 
Dans une langue toujours aussi sobre et maîtrisée, légère, Yoka Ogawa instille dans le quotidien de Tomoko une dose de fantastique et d’imaginaire qui est d’autant plus déstabilisante qu’elle est… ordinaire. Bizarre ? Oui, sans doute !  Ce fantastique, n’est pas la confrontation à des phénomènes étranges. Il est la découverte d’un mode de vie, d’une richesse matérielle et intellectuelle, d’une différence que la jeune adolescente ne soupçonnait pas : « La surprise lorsque j’y étais entrée pour la première fois amenée par mon oncle était toujours là. Je n’étais pas habituée au lustre qui pendait du plafond, à l’escalier dont la courbe se perdait dans les hauteurs ni au vitrail incrusté dans la porte du salon. Mon cœur était ébranlé chaque fois que je me tenais là. »
Et cette différence est ce qui lui permet d’épanouir pleinement sa capacité à s’émerveiller et à s’étonner.
Avec sa cousine Mina, Tomoko va découvrir que des boîtes d’allumettes peuvent contenir des mondes, et que les livres peuvent apporter un profond bonheur.
« De l’autre côté des pages, se dissimulait un monde inconnu, et le livre retourné en constituait la porte d’entrée, si bien qu’elle ne pouvait pas le manipulé à tort et à travers. […] Plus que n’importe quelle s précieuses sculptures ou poteries, dans la maison d’Ashiya les livres étaient considérés comme importants. »
Ce n’est pas tant Tomoko qui lit que sa cousine Mina qui y trouve un moyen de s’évader de son asthme, de découvrir le monde, d’apprendre.
« Bientôt, Mina entrait dans la pièce. Lèvres serrées, sans ciller, elle parcourait du regard le dos des livres. […] Sans se soucier de son chemisier qui sortait de sa jupe, elle s’étirait au maximum, tirait sur le livre qu’elle cherchait à atteindre, le serrait dans ses bras si fins. Allongée sur le sofa, un coussin sur la poitrine, elle ouvrait son livre et partait pour un lointain voyage. »
En la regardant et en allant à la bibliothèque chercher des livres pour elle, Tomoko apprend que les livres sont un univers qui amène au partage, à la discussion, à l’ouverture à l’autre.
Elle apprend aussi cela en regardant vivre la grand-mère Rosa toujours allemande après une vie passée au Japon, elle l’apprend en se passionnant pour les jeux olympiques de Munich et le volly-ball, en fêtant Noël à l’européenne, en découvrant l’histoire du jardin zoologique qu’abritant le jardin de la maison et dont l’hippopotame nain sur le dos duquel Mina va à l’école est issu.
Ce qu’elle apprend aussi, c’est que le monde des adultes n’est pas aussi simple qu’il ne paraît. Petit à petit, sous le vernis de bonheur, de compréhension, d’amour, apparaissent les failles. Un oncle qui disparaît des jours durant. Un cousin qui déteste son père. Une tante qui boit et fume, traque les coquilles typographiques faute d’une vie de couple qui la comble, les crises d’asthme de Mina comme autant de crises d’angoisse.
C’est ainsi qu’elle va quitter doucement l’enfance. En s’ouvrant à l’altérité et en appréhendant ce que dissimulent les regards, les silences des « grandes personnes ».
La richesse de ce roman, c’est de superposer un grand nombre de niveaux et de modes de lecture. Il y a la chronique d’une vie familiale pleine de bonheur, la chronique des difficultés d’une relation de couple et de famille, la chronique d’une vie en pays étranger, la chronique de l’adolescence. Avec une tendresse et une faculté d’émerveillement entiers : Tomoko devenue adulte garde pour cette période de sa vie un attachement plein de douceur, de mélancolie aussi.
 
C’est un beau roman qu’offre là Yoko Ogawa.
 
Et pour terminer avec une petite touche de gourmandise : « […] la cuisine de madame Yoneda était chaleureuse. Même les fines nouilles de blé flottant dans l’eau glacée qu’elle nous préparait au cours des vacances d’été nous faisaient ressentir la chaleur de son cœur.
J’aimais encore plus quand je pouvais cuisiner avec elle. A Okayama, je préparais parfois le dîner à la place de ma mère, mais ce n’était qu’une aide un peu ennuyeuse. Car la même préparation culinaire, dès lors que madame Yoneda s’en occupait devenait une approche de la beauté et une expression de la sagesse. »
 
L’amour, l’attachement, la tendresse dans une bol de nouilles… Et tout est dit.
 

 

Yoko Ogawa, La marche de Mina, Actes Sud, 2008, 317 p.

06.02.2008

Chasse et solitude

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Un homme, trois femmes, trois lettres, un drame.
 
Cela suffit pour résumer Un fusil de chasse, mais pas la richesse de son contenu. Comme dans Le maître du thé, Yasushi Inoué utilise un procédé détourné pour introduire son histoire, comme si, finalement, il n’en était pas l’auteur. Il dit ainsi avoir un jour reçu d’un homme touché par un des poèmes les trois lettres qui ont scellé son existence.
 
La première, de la main de la fille de sa maîtresse dit la douleur de cette jeune femme qui découvre derrière sa mère la femme amoureuse. Elle ne comprend pas cette liaison qui a détruit, pense-t-elle, sa mère. Elle ne comprend plus cette mère qui devient humaine et faillible. A la souffrance de la perte, s’ajoute la souffrance de perdre l’image de la mère et aussi celle de celui qu’elle pensait être son oncle et qui était l’amant. Un monde qui s’effondre finalement. La relation amoureuse qu’elle décrit d’après le journal intime de sa mère est atroce.
Pourtant, alors qu’on pensait avoir compris les tenants et aboutissants de cette histoire, la seconde lettre, de la main de la femme légitime change la donne. Elle dit la découverte de l’adultère, les années de mensonge, la douleur, la vengeance et finalement, la lassitude. Elle dit que derrière les apparences se cachent bien des choses. Midori puisque c’est son prénom a vu ses illusions et ses espoirs de jeune mariée brisés, détruits en un instant. Sa fuite dans les plaisirs et dans un adultère vengeur ne lui a rien apporté d’autre que de la douleur, de la tristesse. Comment se remettre lorsque l’époux vous trompe avec votre propre cousine ?
S’ajoute alors la dernière lettre, de la main de la maîtresse. Une lettre qui dit l’amour fou, le bonheur, aux antipodes de ce que racontait la première lettre. Elle dit aussi l’angoisse, la peine et la décision du suicide.
 
Court, cette presque nouvelle n’en a pas moins une force énorme. Yasushi Inoué fait entendre tout à tour les voix si différentes de trois femmes. Trois aspects de l’amour finalement, trois déceptions, trois vengeances, trois douleurs. Ce qu’il dit, au-delà de l’histoire d’amour, c’est que l’on ne connaît jamais réellement ceux qui nous sont proches. Chacune des femmes qui s’expriment apparaît différente de ce qu’elle semblait être décrite par les autres. L’homme, lui, montre trois visages presque antagonistes.
Sous le style froid, distant perce la passion. Tout ceci est très caractéristique de la culture japonaise : la sensualité, la force des sentiments sous une apparence de flegme et d’indifférence. La sobriété de l’écriture renforce encore l’impact de ce drame.
 
Une belle lecture.
 

Yasushi Inoué, Le fusil de chasse, Stock, 1985, 91 p.

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